Autour de moi, une foule d’hommes-chiens en uniforme vert : des bourreaux, des victimes, des témoins et moi. Parfois aussi un plaisantin, un gibier de potence, un bouffon. Le monde à l’envers ! Ses énigmes me donnent le vertige. J’ai besoin de m’asseoir. J’arrive tout juste à atteindre une banquette où un jeune homme est assis. « C’est moi le peintre », me lance-t-il en guise de salutation. Il me demande s’il peut m’être utile. D’emblée, la discussion s’engage sur ses tableaux.
Discuter avec un peintre sur son lieu d’exposition : trop beau pour être vrai. C’est alors que mon peintre m’avoue n’être qu’un fieffé menteur : « Je singe la vérité à l’aide de stratagèmes. C’est comme ça que je passe mon temps. »
Ce serait vraiment trop beau !
En réalité, je ne suis jamais allé à cette exposition tout droit sortie de mon imagination. Je suis assis à mon bureau. Au lieu des tableaux originaux, j’ai une véritable papeterie autour de moi : catalogues, reproductions, et une multitude de lettres ayant traversé l’Atlantique, signées de ce peintre dont, il y a peu, j’ignorais encore tout. Gregory Forstner dans son atelier de Brooklyn, à New York, et moi sur une colline d’Auvergne, où un épouvantable carnaval m’entraîne irrésistiblement dans la première salle de mon exposition imaginaire.
Au-dessus de l’entrée, une inscription : « Dit Is De Minj ». Je m’arrête devant l’Autoportrait (1999) : Gregory Forstner incarne une marionnette, un jeune homme nu, sur une jambe, comme en suspens. Bizarre. Je me souviens de Sur le théâtre de marionnettes (1810/1811) de Heinrich von Kleist, paru dans les “Berliner Abendblätter”, je pense à la grâce d’un corps artificiel, dont les mouvements sont issus d’un centre de gravité caché et traduisent les émotions, l’âme du danseur. Tel est ce pantin dansant devant mes yeux, qui, malgré ses deux mains dressées vers le ciel, ne perd pas l’équilibre sur son unique jambe en contact avec le sol, du fait qu’il écarte l’autre, raide et grotesquement rallongée. Alors que j’étudie encore le trait du dessin, Gregory me laisse un message avec une anecdote : « Ah oui, cet autoportrait… Un jour, j’ai regardé une émission sur les handicapés mentaux avec mon père. Sur le chemin de l’église, ils saluaient vivement un prêtre en levant un bras vers le ciel. Ce salut m’a immédiatement rappelé notre ancêtre, un certain Adolf… Mais lorsque, transporté de joie, l’un des handicapés a soudain levé l’autre bras, j’ai éclaté de rire. Nous avons ri tous les deux de la pétulance du geste, qui dépassait tout ce qui avait pu me passer par la tête quand je pensais à Hitler. En singeant le salut hitlérien, le pauvre garçon l’avait ridiculisé, lui avait ôté tout son pouvoir. Il voulait pourtant juste dire bonjour au prêtre, peut-être même le serrer dans ses bras. Il aurait pu étreindre le monde entier, avec ses deux bras tendus. Comme moi, quand je suis ému, en mer ou en montagne. C’est un sentiment que nous connaissons tous, une attitude que nous prenons lorsque nous voulons imposer notre présence, lorsque nous avons redécouvert le monde et que nous voudrions pouvoir l’étreindre. J’ai réalisé ce dessin juste après avoir passé mon diplôme à Paris… »
J’écoute religieusement le message envoyé d’outre-Atlantique et je me pose cette question : et si toute son activité artistique pouvait se résumer à cela, à cet exploit consistant à ne pas perdre l’équilibre en étreignant le monde ? N’est-il pas juste question de l’équilibre individuel de l’être humain face aux défis que lui lance ce début du XXIe siècle ? Comme l’a formulé Louise Déry dans sa contribution au catalogue de l’exposition Dit Is De Minj, Gregory Forstner « … s’agripperait alors à la paroi non pas de l’histoire mais bien du présent, pour trouver de nouvelles passes et pour entamer d’autres histoires. » Cela me convient parfaitement et correspond à cette tendance romantique que j’ai, de contempler mes propres abîmes.
Je vais ainsi, de tableau en tableau. Je m’arrête, je passe en revue ces personnages aussi repoussants qu’attirants, en tout cas mystérieusement cruels et ridicules. L’histoire moderne de l’être humain, dans la peau du premier animal qu’il ait domestiqué : le chien. Voici une idée éminemment sympathique… qui remet en question tout ce que l’on a coutume de dire sur ce que l’on connaît, sur la communication et sur le consensus, aussi dangereux dans la critique que dans la consternation paralysante. Voyez l’air furibond des deux Gouvernantes ! Constatant que leurs ordres ne sont plus suivis d’effets, elles ne vont pas tarder à exploser de colère. Et ici, le Musicien, prisonnier de son instrument, ou encore ce Gentleman d’un genre douteux, avec son masque de médecin soignant les pestiférés. Nos contemporains sont entourés d’une bile noire-verte qui s’est dissimulée derrière les yeux de deux joueurs de cornemuse et qui brille dans le regard caché derrière les mains de deux bouffons tenant leur marotte : Jeder hat das seine, das ist meine (« À chacun la sienne, ça, c’est la mienne »). Chacun a son propre visage, son propre masque. Le premier bouffon nous regarde à travers ses doigts, le deuxième tire la langue à son masque. Le troisième a enlevé la main de son visage et montre du doigt la langue rouge, pointue et obscène que tire sa marotte. Le quatrième est indigné et singé par la sienne. Le bouffon numéro cinq, en froc vert militaire, berce sa marotte et nous regarde en riant, d’un air espiègle et malicieux. Pas un tableau sans énigme. Tous me montrent qu’ils se paient ouvertement ma tête et rient de moi sous cape. Leurs rires ne sont pas loin et me restent dans la gorge.