jeudi 2 juin 2011

ADAM contre ÈVE

Un futur président et ancien dirigeant de l’argent planétaire démissionné, un secrétaire d’Etat démissionné, un ancien ministre – une liste à prolonger parce que le problème n’est pas résolu et ne le sera jamais, aussi longtemps qu’il y aura des hommes puissants et d’autres moins puissants.   
« Marianne » du 28 mai a osé regarder le passé de quelques de ces hommes puissants sous l’aspect du sexe, de l’argent et de l’arrogance  jusqu' au cas classique de César et de Cléopâtre. Mais, entre ces deux là, il y avait en plus de leur passion pour le pouvoir un consentement sexuel aussi. Ce qui n’est pas le cas pour une certaine femme de chambrer à New York, appelée Ophélia, ni pour les deux collaboratrices dans la mairie de Draveil(Essonne), ni pour des enfants au Maroc. Ève se défendra contre Adam, la fameuse pomme posera des questions et la guerre des sexes s’est rouverte mondialement. Elle sera cruelle.
Dans la plus belle comédie allemande, La cruche cassée de Heinrich von Kleist, dont les Allemands fêtent son 200ième anniversaire cette année, un certain Adam, accusé  par une certaine Ève de tentative de viol, n’est ni un future président, ni un secrétaire d’Etat et pas non plus ministre, mais juste le juge d’une petite commune flamande. Un juge, voilà une variante aussi délicate que scandaleuse qui nous manque encore aujourd’hui, il me semble.     

Voyons comme Adam essaie d’échapper tout en nous demandant : Qui entre nous n’est ni Adam ni Ève ?

                                                La Cruche Cassée
     Cette comédie, malheureusement la seule que Kleist ait écrite mais peut-être la plus réussie de toutes les comédies allemandes, nous dévoile le harcèlement sexuel sinon le viol raté de la pucelle Ève par le vieil Adam. Mais Adam n’est pas seulement coupable, il est le juge dans ce procès. Douze scènes magnifiques pour rire alors. Goethe ne riait pas d’ailleurs, comme le chef d‘un état : On ne rit pas d’un représentant de la justice! Adam a du mal à empêcher qu’on le soupçonne, et il aide involontairement la vérité à paraître avec son élan trop innocent, son énergie dionysiaque. Il se montre de plus en plus coupable devant nos yeux, tellement que nous commencons à sympathiser avec lui.
     Pourquoi alors?

     Parce qu’il nous révèle notre part obscure: l’inavouable mauvaise
conscience de nous-mêmes. Voilà l’actualité de cette Cruche Cassée. Cette cruche cassée de chacun d’entre nous et dans l’ordre moral en général. Et au lieu d’accuser toujours un autre comme cette comédie nous en fera la démonstration comique, il faut s’accuser d’abord soi-même peut-être. La Cruche Cassée joue la comédie de la mauvaise conscience humaine et provoque un grand rire sur la pauvreté de la morale humaine. Le sens comique précis de Kleist se laisse montrer le mieux sur la scène de théâtre. Ce que moi je pourrais vous donner maintenant n’est qu’une impression de cette mise en scène comique. Aussi parce qu’au fond du comique se cache toujours le tragique, une expérience plus difficile encore à décrire et à partager ainsi.
     

     Essayons quand même!
     Voici Adam, Monsieur le juge accusé qui parle à sa victime pour ne pas se montrer coupable lui-même. C’est qui est drôlement étrange dès le début : ce drôle de juge ne porte pas sa perruque de juge sur son crâne blessé! Pourquoi? Et nous voilà au milieu de cette comédie :

Adam
Parle, petite Ève, entends-tu, parle maintenant ma pucelle, petite Ève!
Donne à Dieu, entends-tu, petit cœur, donne, ma foi,
A lui et au monde, donne-lui une part de la vérité.
Songe que tu es ici devant le tribunal de Dieu,
Et que tu ne dois pas affliger ton juge par des reniements
Avec la chose. Mais, quoi ! Tu es raisonnable.
Un juge toujours, tu le sais, est un juge.
Et tel en a besoin aujourd’hui, tel autre demain.
Si tu nous dis que c’était Lebrecht : c’est bon ;
Et si tu nous dis que c’était Ruprecht : c’est tout aussi bon !
Dis ceci, dis cela, je suis un mauvais bougre
Si tout ne s’arrange pas comme tu le désires.
Mais si tu veux par hasard déblatérer d’ un autre,
En nommer un troisième, par exemple, dire des noms stupides,
Alors là, mon enfant, prends garde à toi, je n’en dis pas plus.
 

     Qui est Ruprecht?

     C’est le fiancé d’Ève, soupçonné d’avoir cassé la cruche ou, autrement dit, d’avoir essayé de faire l’amour avec Ève qui ne veut pas en tout cas dire la vérité, que c’était monsieur le juge qui l’avait harcelée le soir avant. Ce juge avait promis de ne pas envoyer Ruprecht à l’armée à Batavia si Ève se taisait. Ce conflit juridique est complexe et la vérité a du mal à se montrer dans une turbulence des émotions et sentiments affectifs. Kleist, une fois de plus, dramatise la confusion profonde des sentiments. Lisons encore une fois ce discours de morale, maintenant vous savez mieux ce qui ce cache derrière. Kleist écrivait en pesant chaque mot. (…)
     Ève ne dira pas la vérité, même si elle est absolument innocente et désespérée, aussi parce que son Ruprecht ne la croît pas. Il trahit en plus leur amour à haute voix en montrant qu’il n’a aucune confiance en elle. Ève déplore son manque de confiance en elle, qui le protège pour qu’il ne soit pas envoyé à Batavia d’où peu d’hommes reviennent. Ce que lui Ruprecht, ignore. Mais ce juge aura finalement menti juste une fois de plus en inventant que Ruprecht sera forcé d’aller à Batavia comme soldat. Ce que non seulement Ève ignore d‘abord mais les spectateurs aussi. Vous voyez bien que Kleist a construit un filet diabolique entre mensonge, vérité et désir vital. Une construction d’ailleurs que je soupçonne parfois derrière pas mal d’événements politiques nationaux et cantonaux de nos jours. Écoutons Ève accusant Ruprecht :

ÈVE
Que tu es mesquin! Pouah, honte à toi
De ne pas dire : Oui, j’ai brisé la cruche !
Pouah, Ruprecht, pouah, honte à toi
De ne pas avoir confiance dans ce que je fais.
Ne t’ai-je pas donné la main et dit oui
Quand tu me l’as demandé. Ève, me veux-tu?
Crois-tu que tu ne vaux le savetier ?
Et m’aurais-tu vu par le trou de la serrure
Boire avec Lebrecht à cette cruche
Tu aurais dû penser : Ève est sage,
Tout finira par s’expliquer à son honneur.
Si ce n’est pas cette vie, ce sera dans l’au-delà,

Et viendra le jour de la résurrection.

      Voici Kleist qui thématisait déjà dans ce drame d’une croyance absolue en un monde où des juges comme Adam font tout pour que la vérité ne voie jamais la lumière. Mais, est-ce qu’on n’est pas tous des Adams d‘une manière ou d‘une autre? Le greffier d ans ce spectacle comique s’appelle ‘Licht’, lumière en allemand. Ce Licht alors est le premier à soupçonner Adam comme malfaiteur et menteur et apportera bientôt la lumière dans des scènes tirées de la vie quotidienne qui menacent de finir mal, sinon tragiquement.
     Adam fait tout pour que la vérité reste dans l’ombre. Il essaie de corrompre son supérieur Walter qui est venu pour voir si tout va bien dans cette petite commune de campagne en Flandre. Adam le fait boire et manger tous les délices de la France et de l’Allemagne. Mais à cette occasion, le supérieur qui commence à comprendre que le comportement d’Adam risque de discréditer l’autorité et la crédibilité générale de tous les juges de son pays, essaie d’éviter le scandale juridique et il demande à son sujet de lui avouer en secret pourquoi et par qui il a été gravement blessé sur son crâne nu. En vain! Hélas, Adam continue à mentir, à boire et à servir son supérieur.
     La scène suivante montre bien comment Adam, moitié maladroitement moitié involontairement, aide pourtant à trouver la vérité. Ruprecht vient d‘avouer qu’il a surpris quelqu’un et lui a tapé dessus dans la nuit sans savoir sur qui. Chaque mot pèse et touche et tape à côté,et parfois sur la vérité sans qu‘elle se montre en pleine évidence:

Walter
le supérieur de nouveau à Ruprecht
Combien de fois avez-vous frappé la tête du pécheur?

 Adam
en buvant
Un, le seigneur. Deux, le sombre chaos.
Trois, l’univers. Trois verres sont nécessaires,
Au troisième, on boit des soleils à chaque goutte,
Et aux suivants, des firmaments.

Walter
à Ruprecht
La tête du pécheur, combien de fois l’avez vous frappée ?
C’est à vous, Ruprecht, que je pose la question !

Adam
Va-t-on le savoir?
Combien de fois as-tu frappé ce vieux bouc émissaire ?
Allez, parle !
Tonnerre de Dieu, voyez, sait-il seulement lui-même, le bougre -
L’as-tu oublié?

Ruprecht
Avec la poignée?

Adam
Qu’est-ce que j’en sais.

Walter
De la fenêtre, quand vous lui avez cogné dessus ?

Ruprecht.
Deux fois, messieurs

Adam
Canaille ! Ça lui revient!
il boit

Walter
Deux fois ! Avec de tels coups vous auriez pu le tuer, savez-vous - ?

Ruprecht
Si je l’avais tué,
Je le tiendrais. Et cela m’irait
S’il était là devant moi, étendu, mort, je pourrais dire
C’était lui, messieurs, je ne vous ai pas menti.

 Adam
Oui, mort ! Je te crois. Mais pour l’heure -
il se verse à boire

     Devant nos yeux le public d’autrefois et d’aujourd’hui. A ce moment-là, le grand rire n’éclate pas encore. Ce juge et malfaiteur n’est pas encore confondu et il a le pouvoir. La cruche cassée ne suffit pas comme preuve, il en fallait d‘autres. Adam n’avait pas seulement cassé la cruche, allons-nous comprendre, mais il a perdu aussi sa perruque dans l’espalier sous la fenêtre d’Ève. Cette épreuve est tellement redoutable que le supérieur Walter prend son juge Adam à part pour le faire avouer au dernier moment devant lui, avant que le tribunal et avec lui l’ordre social dans ce canton ne soit pas complètement déshonoré. Mais en vain encore!
     Ce n’est que par une troisième preuve qu’Adam sera confondu: On a trouvé une trace dans la neige, la trace d’un pied de bouc. Tout le monde sait qu’Adam n’a qu’un pied humainement normal. Et l’autre? Adam sent le danger mais n’hésite pas. Sa dernière chance d’échapper! Et il se tourne vers dame Brigitte, une dame superstitieuse qui veut témoigner que c’était le diable en personne qui non
seulement a cassé la cruche mais a aussi perdu sa perruque dans l’espalier et à laissé sa trace de pied de bouc dans la neige. Adam parle, maintenant drôlement officiellement et éloquemment. Tout le monde retient son souffle, le public sur et devant la scène.

Adam
Dans ce pays, nous ne savons qu’approximativement
Ce qui est à la mode en enfer, dame Brigitte!
On dit que d’ordinaire il porte ses propres cheveux.
Mais sur terre, j’en suis convaincu,
Il se couvre d’une perruque
Pour se mêler aux notables.
 
Le cas présent me semble digne
D’un examen particulier. Je suggère,
Avant de formuler nos conclusions,
D’en référer au synode de La Haye,
Afin de savoir si le tribunal est qualifié pour supposer
Que Belzébuth a cassé la cruche.

     Cette pointe contre la classe des notables et ses supérieurs est ici vraiment acérée. Et on imagine bien ce grincement d’autrefois comme aujourd’hui d’une joie maligne mais aussi d’une certaine compassion, se préparer sur les figures des spectateurs. Peu avant qu’ Adam ne doive fuir la scène en prenant ses jambes à son coup.
    Une bonne fin, et tout va bien? Oui, dans cette comédie mais pas dans la vie de son auteur, parce que cette comédie, réalisée une fois seulement et sans élan ni envie par Goethe à Weimar, fuit ruinée non seulement parce que coupée et ralentie en trois actes, mais aussi parce que l’acteur d’Adam était juste ennuyeux. Et quand un des notables de Weimar hua à la fin, Goethe était bien d’accord avec lui. Seulement sa position supérieure et une certaine dignité empêchait Goethe de huer lui aussi. Conséquence : La Cruche Cassée ne sera plus jamais réalisée du vivant de Kleist, qui ressentait son échec à Weimar comme une condamnation à mort. Plus tard, on dira que Goethe avait poussé Kleist au suicide sans que les deux ne se soient jamais rencontrés.
                                                        

Autour de Roudi

Roudi vit avec nous, ses amies les juments, les chats et les poules quelque part en Auvergne. Parfois Roudi me regarde avec un œil tellement humain qu’il me fait penser à Lucius, le pauvre, qu’on a transformé en âne, L’âne d’or d’Apulée ; vers 125 après JC. Bien que cet âne, le fameux héro du premier roman de l’Antiquité, et Roudi dans son pré, vivent dans deux mondes tout à fait différents, ils ont quand même une chose en commun : Ils observent tous les deux les comportements bizarres si non atroces des êtres humains. Et j’imagine qu’ils ont de temps en temps envie de s échapper, de partir loin . . . Comme cet âne que je pus observer au cours du printemps 2004, alors que je me trouvais à bord d’un porte-conteneur qui me ramenait en Europe, après 20 ans passés au Japon.

Alors que défilait comme en rêve, sous mes yeux, l’Egypte du canal du Suez, j’aperçus us un troupeau d ânes, dont l’un s’échappa pour foncer droit vers le désert. Le frère de Roudi ! Et son propriétaire jurait et fouettait son ânesse, petite sœur de la Modestine de Stevenson, et lui donnait des coups de talons dans le ventre pour la lancer à la poursuite du pauvre fugitif…

Me voici donc maintenant en Europe, mais c est seulement il y a deux ans que je me suis décidé, l’hiver 2008/9, à écrire dans la langue de mon pays d’élection. Qui sait ! Si je ne m’étais pas cassé la cheville devant ma porte cet automne-là, j’aurais peut-être continué à écrire en Allemand. Et à vrai dire, j’ignore encore aujourd‘hui si quelqu’un, dans l’océan de Google, peut s’intéresser à ce que j’ai écrit et continuerai à écrire.