C’est drôle que personne ne songe à pleurer. Même le malheureux Richard (2003) s’efforce de rire. Richard Gerstl, peintre triste et désespéré, amoureux de Mathilde, la femme d’Arnold Schönberg. Mathilde qui reste avec son mari. Richard qui met fin à ses jours, à l’âge de vingt-cinq ans. Gregory qui, de l’autre côté de l’Atlantique, m’avoue que son aventure artistique a débuté avec Richard Gerstl. À l’âge de mon fils, un peintre, qui, lui aussi, s’est trouvé dans une impasse à vingt ans passés. Pourquoi je pense à ça ? C’est simple : Gregory Forstner nous provoque et nous pousse à l’introspection.
Nos échanges ont dévié sur des aspects plus privés de nos vies. Nous avons découvert des histoires similaires dans nos familles, des coïncidences de dates. Au bout de quelque temps, j’ai demandé sans ambages à Gregory si la mélancolie qui se dégage de ses cinq tableaux Les Mélancoliques (2006) n’allait pas au-delà de cette histoire en images et n’était pas une caractéristique fondamentale de son art. Non content de l’admettre, il m’a raconté une expérience vécue dans son enfance et en quoi elle l’a marqué. Avant de venir en France à l’âge de trois ans, Gregory vivait au Cameroun. Un jour, assis, encore tout petit, tout au fond de la banquette arrière d’une voiture qui roulait, vitres ouvertes, dans un paysage africain, à l’heure du soleil couchant…
« … j’ai observé sur le bord de la route une pauvre cabane dans laquelle on vendait des bananes. Et puis les champs dans le soleil couchant, et la vitesse à laquelle le paysage défilait devant mes yeux. Aujourd’hui encore, profondément en moi, je ressens sa beauté et sa mélancolie. Et je pense à Van Gogh, à son Champ de blé aux corbeaux (1890). Et je me sens à la fois heureux et triste. Aucune brutalité, aucun drame, juste accepter le temps qui passe au-dessus de nous. La nuit tombe, le temps passe. Et depuis que je peins, je sais que si cette beauté existe, aussi chaude et aussi immuable que le soleil lorsqu’il se couche, c’est uniquement parce que je vais mourir un jour.
L’absurde m’intéresse, le bouffon, le fanfaron, mon autoportrait, les traits du ridicule et du grotesque de ces chiens, de ces archétypes que j’essaie de dessiner. Ce ne sont que des remèdes, des subterfuges, qui font beaucoup de bruit pour rien. Quelle absurdité ! Je gesticule aussi longtemps que je le peux face au vide. Je me tords de rire. Avant que l’on ne m’attrape au collet, comme un lapin, comme ceux qui nous ont précédés. Et la vie continuera, pour les autres. »
Je me lève, je passe et je repasse devant les Mélancoliques, et je ne sais pas à quoi penser en premier : au lapin que mon père a tiré du piège pour le tuer devant mes yeux d’enfant, avec le tranchant de la main à laquelle il manquait le petit doigt (une gangrène contractée en tuant un cochon, juste après la guerre), frappant la nuque du petit animal qui gesticulait ? À la mélancolie, devenue tradition avec Albrecht Dürer ? Ou bien à L’Encre de la mélancolie de Jean Starobinski (1963), dont le texte a été repris dans le catalogue de la grande exposition Mélancolie, génie et folie en Occident (Paris 2005, Berlin 2006). Les images : une conscience fuyante, arrêtée en plein vol.
Tout le côté sombre de Dürer, que l’on retrouve dans sa Mélancolie i (1514), s’est installé chez Forstner, dans le trou sanglant et noir de la cavité buccale et dans le regard désespéré et haineux d’un individu maltraité, peut-être de sexe masculin. Il n’y a plus un souffle d’air dans ces tableaux, comme dirait le vieux peintre à moitié fou du Chef-d’œuvre inconnu (1831) de Balzac. L’air est épais et nimbe cinq visages d’un liquide bleu-vert pâle, saturé de produits chimiques. Cinq fois le même visage agressé, le premier torturé à l’aide de ciseaux à ongles dans une narine, le deuxième à l’aide d’un outil à peine visible qui force la bouche à s’ouvrir tout grand, le troisième avec une espèce d’étau, le quatrième une pince et le cinquième avec l’index et le pouce. Ce sont les doigts d’une ou de deux mains d’une personne invisible qui sont en action, et auxquels est livré le patient – la victime. La souffrance se lit sur son visage. La douleur, ce qui l’attend et la terreur lui font écarquiller les yeux – à moi aussi.
« Le personnage du dentiste m’intéresse pour toutes ses nuances. C’est lui qui répare et qui arrache. La menace et le désir qu’il s’arrête. Et puis après ? Sommes-nous sauvés ou mieux portants pour autant ? Il y a tant de contradictions dans ce personnage… » Je poursuis ma visite, mais je suis sur les rotules – “je marche sur les gencives”, comme on dit en allemand. Automatiquement, je cherche du bout de la langue la dent qui me manque, en haut à gauche. Gregory Forstner a le don de mettre le doigt sur le nerf du quotidien intime, avec son lot de peurs ordinaires et d’espoirs ravalés. Ces cinq études sur la mélancolie ont quelque chose de symbolique : sur les visages de cette personne qui attend le commencement ou la fin de son tourment – des visages qui semblent à l’étroit dans les limites imposées par le tableau –, on lit la solitude de l’abandon, la nécessité de se rendre.