jeudi 21 janvier 2016

EN RADE DEVANT NAGASAKI




SUR LES TRACES DES VOYAGEURS AU JAPON

L’Aventure  la plus longue de ma vie
              

A côté de moi, le petit chat blanc et le grand chat noir porte-bonheur « Irashai-Masé ». J’ouvre ma valise dont je sors plusieurs objets japonais : Un masque de Nô, le Genji et des livres de voyageurs au Japon au 20ième siècle, les livres sur la cuisine japonaise etc.



Mesdames et Messieurs !

ANDAGURAUNDO, underground, en Anglais, c’est le titre que le grand écrivain moderne Haruki Murakami avait donné à son livre sur l’attaque terroriste au gaz toxique Sarin dans le Métro de Tokyo, le 20 mars 1995. Dans ce livre, des survivants témoignent sur la question :

POURQUOI CETTE ATTAQUE TERRORISTE?

Pourquoi et comment est-ce arrivé ?
Chaque témoin raconte sa version de ce jour inoubliable.
La réponse de Murakami lui-même est surprenante. Parce qu’il fait un parallèle entre les terroristes d’une secte religieuse, OMU, et les soldats et autres jeunes techniciens administratifs, scientifiques et savants qui ont construit en 1931 l’Etat de marionnettes ‘Manchuko’ en Chine. Les deux groupes d’hommes et de femmes étaient des idéalistes qui cherchaient un autre avenir pour leurs sociétés et visaient à servir une utopie idéale. Les uns ont fait éclater la deuxième guerre mondiale en Chine, et les autres ont terrorisé Tokyo vingt ans après l’Armée Rouge Japonaise
Ils ont voulu le Bien en participant au Mal.
C’est le tragique de Sophocle, n’est-ce pas ?
Le recyclage du mythe d’Œdipe qui nous occupe toujours :
Qui d'entre-nous veut encore tuer son père et épouser sa mère !?
Vous venez d’écouter une musique traditionnelle japonaise qui s’étend depuis le 2ième siècle après J-C. Jusqu'à à la période moderne et postmoderne. C’est la musique de la religion Shinto qui m’a toujours fasciné à cause de sa mélodie peu mélodieuse, monotone, archaïque. Elle sert, dans les temples de la religion Shinto, à honorer la Nature, les Ancêtres et l’Empereur, le Tenno qui jusqu’au bombardement atomique du Japon en 1945 était adoré comme un Dieu. Cet empereur SHOWA qui fut le plus haut responsable d’un système impérialiste, fasciste et raciste, et qui dut annoncer à la radio japonaise l’abdication du pays, ce qui assoma la population.
Alors quand je suis allé au Japon, je suis tombé en quelque sorte de Charybde en Scylla, d’un pays à l’autre de l’ancien axe Berlin/Tokyo. Avec la différence importante que dans le Japon du début des années 80, le travail de deuil  national avait à peine commencé.
Me voici le 1 Janvier 1984 devant le plus grand temple Shinto de Kyoto :


 
Alors pourquoi suis-je allé au Japon ?



POURQUOI LE JAPON ?

Drôle de mélange de raisons et de hasards.
Mais d’abord une urgence déjà à l’époque :

TROUVER DU TRAVAIL ET GAGNER L’ARGENT POUR MA FAMILLE!

Ensuite, l’échec d’un mariage et l’envie de recommencer ma vie, quitter l’îlot  idyllique de Berlin Ouest et voir le monde.

ALLER AILLEURS !

Ainsi a commencé une AVENTURE qui a duré 20 ans.
J’avais 42 ans mais je ne gagnais pas plus de 500 Deutsche Mark par mois après avoir décidé de vivre de ma plume tout en étant  père de trois enfants, âgés de 3, 11 et 13 ans.
Pourquoi aller si loin ?
Encore le hasard, un bon hasard à la fin.
Un ami japonais m’invitait à enseigner la langue et la littérature allemande à l’Université de Kyoto.

Voici KYOTO, TOKYO, FUKUSHIMA , HIROSHIMA ET NAGASAKI.
Vingt ans à Kyoto, ville de 2 millions d’habitants et choisie autrefois par des militaires américains pour larguer la première bombe atomique. Parce que cette ville était idéale comme cible parce que entourée de montagnes en forme de fer à cheval.
Plus idéale que Hiroshima  encore!
Ce que j’ai appris plus tard.
J’ai accepté de travailler à Kyoto après un coup de téléphone et avoir dormi une nuit dans ma maison maison de famille l'été 1983, la maison d’une famille à l’origine de paysans à l'origine. Vieille coutume ! Et j’ai décidé et prévu d’aller là-bas pour 2/3 ans, maximum !
Mais sûrement pas pour 20 ans.
Drôle de vie tout cela!
La France, l’Espagne, l’Italie, OUI, j ' y pensais.
L’Union Soviétique, NON. La Chine NON plus. 
Le Japon ? NON ! Plus loin que la Chine encore !
Regardons le Japon, ce ver de terre allongé le long des côtes du continent asiatique.
Un pays de tremblements de terre et d’autres catastrophes naturelles?

NON !

Après une nuit de réflexion, OUI. 
Et cela dans un moment de ma vie  où je ne connaissais pas encore la maxime  d’un de ces voyageurs au Japon du début du 20ième siècle, le philosophe  Hermann Graf Keyserling:
                                                        Le chemin le plus court pour 
  Te  rencontrer toi-même
                                             Te mène autour du monde

Un peu drôle non ?
Mais ce que je peux déjà dire maintenant :
Je me suis rencontré pas mal au Japon !
-
Et ce soir, j’ai la chance de me rappeler et de revenir sur cette aventure la plus longue de ma vie. Ces deux décades passées trop vite, beaucoup trop vite.
 Alors, avant que tout s’efface  avec le temps, je prends l’occasion précieuse de vous faire revivre ce que j’ai vécu dans cet Empire du Soleil Levant. Avant que trop  de nuages ne le cachent.
Maintenant je suis ici mais –  le voyage est là-bas !
C’est l'auteur et voyageur au Japon Henri Michaux qui l’a dit en 1945 après son voyage en 1933, et on ne peut plus grand-chose l’un pour l’autre, disait-il sur son voyage et lui. Ce soir je n’ai pas assez de temps pour parler non seulement des voyageurs allemands mais aussi des voyageurs Français comme Roland Barthes, Paul Claudel, André Malraux , Nicolas Bouvier, et celà c’est bien dommage comme le montre la couverture de ce récit unique parce que humoristique, publié en 1924 et réédité  en 1952. L’humour comme méthode de voyage – à discuter !



N’attendez pas des analyses du Japon aujourd'hui s’il vous plaît.
J’y suis simplement allé avec une seule valise et revenu avec beaucoup plus, les beaux livres des voyageurs au Japon qui m’ont précédé, accompagné et bien aidé à voyager moi-même réellement et dans la tête.



Voilà le Japon dans toute sa longueur de 4 mille kilomètres, sur l’une des ceintures volcaniques les plus dangereuses de la terre !   

Voici Kobé !

A quelques dizaines de kilomètres de Kyoto seulement, mais à une demi-journée de voyage en voiture après le tremblement de terre du 7 janvier 1995, pour apporter le plus urgent : De l’eau, du riz et du papier de toilettes,  aux résidents Français de cette ville détruite.
Trajet inoubliable dans son horreur pour moi qui faisait partie de cette petite mission.



Les tremblements de terres font partie de la vie quotidienne au Japon, plus à Tokyo qu’à Kyoto, ma ville adoptive qui tremblait quand même pas mal aussi le jour du drame de Kobé. En vivant au Japon, on comprend mieux les soubresauts  de notre planète.

Ce FEUERBALL !
CE BALLON DE FEU TOURNANT AUTOUR DE LUI-MEME !

Notre fils a supporté en 2011 non seulement la peur de l’eau et des aliments radioactifs,  mais les centaines de répliques du tremblement de terre pendant des mois. Imaginez le plancher des vaches Salers qui bougerait tous les jours. 


 
Grâce à ma femme passionnée par les maisons japonaises, j’ai eu le bonheur d’habiter ces maisons en bois, terre, paille et papier – tout peut être brulé, zéro déchet lors de la destruction.
 Près du temple bouddhiste Entsuji d’abord, après dans le quartier de Kitazono-cho, après à Kitashirakawa, et finalement sur la colline de Yoshida Yama près de l’Université de Kyoto, toujours dans des quartiers préservés. Toujours dans des maisons traditionnelles japonaises, dans des maisons les plus belles du monde pour quelques-uns de mes voyageurs.
 Dans ces maisons, pas de murs de pierres épais ni de double-vitrages , ce qui permet de vivre beaucoup plus près de la nature. Le dedans presque pas séparé du dehors. On vit sur des tatamis en paille du riz, on dort sur les futons, matelas de coton.
Et cela permet aussi de chauffer le ciel en hiver, car pas d’isolation !
Je me vois encore taper à la machine avec la buée devant la bouche. 

QUEL PLAISIR !

 Pour mieux comprendre encore mon étrange plaisir de vivre ainsi, vous devez lire « L’éloge de l’ombre » du grand écrivain moderne JUNICHIRO TANIZAKI, connu pour ses Bestsellers, moins pour son éloge, sa déclaration d’amour pour la maison japonaise.
C’est un texte court traduit du Japonais par René Sieffert et édité par sa femme  Simone, mes beaux-parents. Grâce à eux deux aussi j’ai commencé à comprendre pourquoi j’aimais tant la maison japonaise. Avec son cœur, le TO KO NOMA.

Un espace d’un tatami surélevé, au fond de la pièce à vivre ou dans celle de la cérémonie du thé, que l’on décore très sobrement d’un rouleau de peinture, le kakémono, et d’un bouquet évoquant tous deux la saison dans laquelle on se trouve.

. . . tout bien considéré, ce n’est que la magie de l’ombre ;  traquez cette ombre produite par tous ces recoins, et le toko no ma aussitôt retournera à sa réalité banale d’espace vide et nu. Car c’est là que nos ancêtres se sont montrés géniaux : à l’univers d’ombre délibérément créé en délimitant un espace rigoureusement vide, ils ont su conférer une qualité esthétique supérieure à celle de n’importe quelle fresque ou décoration.

Après ce premier indice sur le centre vide de cette maison, voici la lumière, sa « lueur blafarde » venant des shôji, des portes coulissantes en papier, qui la pénètre.

A dire vrai, la lumière qui éclaire l’envers de ces shôji prend une couleur froide et terne. Comme si les rayons de soleil venus à grand-peine du jardin jusque-là, après s’être glissés sous l’auvent et avoir traversé la véranda, avaient perdu la force d’éclairer, comme s’ils étaient anémiés au point de n’avoir plus d’autre pouvoir que de souligner la blancheur de papier des shôji.

A vrai dire, ce n’était pas vraiment la lumière idéale pour un prof de langue et de littérature qui doit lire et écrire et qui préférait préparer ses cours, séminaires et conférences à la maison, au lieu de rester sous la lumière néon de son bureau de son université. La lumière douce dans ma maison m’aidait quand même à plonger dans la lecture des voyageurs. Ainsi la  réalité et la fiction se mêlaient-elles plus facilement.
Qu’est-ce que les voyageurs cherchaient donc au Japon ?
Le mystère de l’Orient, encore au 20ième siècle ?
Oui, sauf quelques-uns comme ARTHUR KOESTLER qui ne le cherchait plus, mais celà seulement après la deuxième guerre mondiale.

Chercher l’inspiration mystique et un conseil spirituel en Asie est aujourd’hui aussi anachronique que l’idée que l’Amérique est un pays de cowboys qui lancent des lassos.

Quand moi je suis venu au Japon, je n’étais pas encore à la hauteur de cette conclusion un peu cynique.
Je n’étais pas venu pour ça – mais quand même je n’étais pas totalement libre de cette illusion d’un mystère oriental. Pour l’écrivain anglais moderne Josef Conrad, l’Orient sentait encore un mélange d’épices, de cannelle, de girofles et de mangroves. Doux, lourd et un peu pourri, un parfum noir.
Et moi, au Japon ?
Qu’est-ce que moi j’ai senti sur le campus de l’Université de Kyoto  le matin du 4 Octobre 1983, le premier jour de mon travail ?
En fait, ça  puait le plastique et les pneus brûlés, ça me piquait le nez. Mais cette sensation ne fut que le début de mon choc culturel. Lorsque j’atterris à Osaka, après avoir voyagé à travers l’Alaska avec la compagnie LUFTHANSA, je me suis précipité vers mes futurs collègues japonais venus de Kyoto  pour m’accueillir, en essayant de serrer fortement la main de chacun –  qui n’arrêtaient pas de s’incliner devant moi.
Vous imaginez ?
Au lieu d’un premier contact des yeux et des mains, ces têtes noires s’inclinant sur ma main, comme s’ils voulaient l’embrasser ? Un profond malentendu déjà tout au début.
A partir de ce soir-là, je me suis incliné, courbé même pendant 20 ans de plus en plus machinalement. Ce que j’avais appris comme petit garçon éduqué à la prussienne.   
Il faut s’adapter, mon vieux !
 S’adapter à tout au pays de mon travail. Et bientôt je me suis courbé même devant le TÉLÉPHONE, seul à la maison, la main droite sur le dos, le combiné dans la gauche. Arthur Koestler avait déjà observé le plus drôle, des Japonais  s’inclinant dans la PORTE TOURNANTE d’un Grand Hôtel. Mais en fait, c’est tout un art de saluer quelqu'un, un personnage supérieur s’inclinant très peu devant un inférieur ou une femme qui l’est toujours.  
Après tout je suis, en restant réservé au fond, quand même tombé sous le charme du Japon. Je suis resté en rade, si vous voulez. J’ai regardé de loin, littéralement, et je la regarde encore ainsi, ma vie au Japon.
Des jumelles inversées aux mains !
Avec les livres des voyageurs comme celui d’IVAN GONTCHAROV, une compilation de ses lettres qu’il avait écrites entre 1852 et 1855, pendant son long voyage qui se termina par un naufrage. Et pendant ce temps-là  GONTCHAROV portait en lui le héros de son fameux roman, l’OBLOMOV, devenu très connu au 19ième siècle comme l’homme couché, paresseux, qui préférait rêver pendant que le reste de l’humanité était bousculé par le rythme  de l’industrialisation de la société.
Le voici, avant son voyage autour du monde et en rêvant peut- être ce qui va lui arriver.




Et voilà ce qu’il a vraiment vu :

Nous découvrions le Cap Nomo qui forme l’entrée de la rade de Nagasaki. Nous étions tous ensemble sur le pont arrière et nous nous délections du spectacle de la côte verdoyante et ensoleillée. Mais ici, ne venaient pas à notre rencontre des bateaux remplis de fruits, de coquillages, de singes et de perroquets, comme à Java ou à Singapour. Surtout, personne ne venait nous débarquer.
Au contraire !
Nous entrâmes dans la baie d’un cœur oppressé. Moi au moins j’avais le sentiment que j’entrais dans une prison garnie de plantes.

PRISON ?
Le Japon une sorte de prison ?
Pourquoi PRISON, Monsieur GONTCHAROV ?
Il ne m’a jamais répondu et moi je l’ai compris plus tard vers la fin de mon séjour. Après m’être incliné mille et une fois ! Mais resté debout quand même. Redevenu libre même, plus LIBRE qu’à Berlin Ouest parce que jouant au GAIJIN, l’homme  qui reste dehors, l’homme qui avait compris que son contrat de travail était un contrat avec le TENNO lui-même. TENNO PARTOUT, même dans l’air me semblait-il. Mes collègues japonais ne sentaient pas les choses ainsi, évidemment.
Depuis Ulysse, l’homme a voyagé surtout comme soldat. Au 20ième   siècle, le voyage a changé de forme : Jamais avant autant de voyageurs n’avaient été forcés de voyager.  La guerre industrialisée a chassé  un nombre d’humains extraordinaire sur les routes, les rails, les bateaux et dans les avions finalement. Quelques -uns pour conquérir, les autres pour être déportés, asservis, violés et tués sur les routes, les champs . . .
Quelques individus seulement voyageaient en privilégiés avant, pendant et après la première Guerre Mondiale, ensuite entre les guerres, pendant et après la deuxième Guerre Mondiale. A partir de l’année 1933,  des réfugiés allemands juifs ont d’abord fui  à Paris. Mais Paris n’était déjà plus un refuge sûr. De Paris ils ont pris des bateaux pour fuir aux États-Unis et au Mexique. Une minorité fuit à l’Est et arriva à Shanghai et encore moins de gens poussèrent jusqu’ au Japon. Tous en fuite devant l’esclavage et la mort pendant que le monde tournait toujours avec sa nonchalance cruelle, mais comme dans l’essorage d’une machine à laver mondiale.
L’aristocrate MARIE VON BUNSEN par exemple, qui a voyagé un demi-siècle après IVAN GONTCHAROV  mais encore avant la Grande Guerre, prenait bien son temps pour découvrir le Japon, comme moi je l’aurais voulu. 

Langsam !
Lentement et dans un pousse-pousse tiré par un homme – tout en ayant pitié de lui!

J’avais toujours plus de temps que la plupart des Voyageurs. C’est pour cela que je pouvais visiter les lieux à l’écart et apprendre quelque chose de première main. Et c’est à cela que je veux me limiter. (…)
Kamakura, 11 avril 1911
Sur la chaussée je me promène entre des collines boisées. Le blanc des cerisiers de la montagne jette sa lumière, le rossignol japonais, l’ UGUISO, chante. Il joue de sa flute, mais il lui manque la nuance révoltée de son frère européen.)

QUELLE OREILLE !

MARIE VON BUNSEN voyageait seule. C’était très courageux encore pour une femme à son époque ! Ses cinq sens aiguisés, comme tous les voyageurs seuls. Et celle-là avec son sens solidaire en plus.

Souvent je suis passé devant des petites usines ou on embobinait, filait et teintait la soie. Les portes coulissantes étaient poussées en arrière et j’entendais rires et plaisanteries. Pourtant seulement l’apparence est idyllique ! Les horaires de travail sont terriblement longs, le salaire à peine suffisant même pour ici. Il manque des lois sociales dans les usines, le travail des femmes et des enfants augmente. La pression des impôts est montée à une hauteur poignante, 35%.
Le socialisme frappe à la porte !

Le socialisme japonais comme presque partout dans le monde – cent ans avant nous et bien avant. Sa perversion par Staline et Hitler aussi nous attendait encore. Et nous, qu’est-ce que nous attendons encore d’une démocratie socialiste ?
Toujours plus de production, plus de consommation ?



Conquérir le monde en le parcourant comme le démocrate social et syndicaliste FRITZ KUMMER de Leipzig ? Le voilà en pleine forme ! Et très solidaire avec ses compatriotes japonais, qu’il trouvait vraiment grands dans leurs petites maisons de bois. Mais il n’appréciait guère  leurs policiers qui le molestaient comme ils ont embêté tous les étrangers avant et après lui.
Vous êtes trop curieux de nous, vous tous et vous toutes, vous les GAIJIN !

LES ETRANGERS DE PEAU BLANCHE!

Nous, les hommes de la race divine du Pays du Soleil Levant, nous  ne voulons pas que vous nous regardiez trop, ni dans nos affaires ni dans nos âmes. Nous n’avons peur de rien mais nous nous cachons devant nous-mêmes, telle était une conclusion des analyses de KURT SINGER, le connaisseur le plus profond peut-être du Japon des Années Trente.
Et si les Japonais exagéraient juste un peu ?
QUI D’ ENTRE NOUS NE SE CACHE PAS DE SOI-MÊME ?

Derrière un masque de Nô?

Restons avec notre syndicaliste Kummer à la recherche de la situation sociale des Japonais avant l’année 1914.
Un beau dimanche, FRITZ KUMMER suit son camarade japonais et sa famille dans leur quartier d’amusement populaire, sans savoir ce qui l’attendait. Suivons-le dans les rues où s’exhibaient derrière les barreaux de leurs bordels les jeunes femmes tombées dans la misère,  parfaitement isolées et contrôlées par la police. Notre démocrate social suivait sa famille d’hôtes comme si elle allait à un marché de Noël.

Même la foule devant ces cages énormes est gaie mais convenable. La lubricité n’est ni provoquée ni augmentée par la nudité. Les filles sont habillées comme des filles honorables d’une maison bourgeoise. Et si elles nous regardent innocemment avec leurs figures souriantes, on pourrait douter de la raison de leur présence ici. Elles perdent quand même un peu de leur air de jeunes filles quand elles tirent leurs petites pipes des longues manches de leurs kimonos et quand elles s’entourent des nuages de fumées bleues.
 
A la fin de son étape japonaise autour du monde, FRITZ KUMMER appelait son pays d’accueil un État Policier : « Polizeistaat » ! Un système social bien connu d’un voyageur allemand des années après Bismarck. Reste  l’insouciance sinon innocence de cette sexualité forcée et publique qui lui donne à penser. Lui qui portait le poids de la pruderie et de la condamnation morale de l’Europe Chrétienne  sur les épaules.
Un philosophe, lui, ne voyage pas comme un syndicaliste. HERMANN GRAF KEYSERLING se sentait tout à fait en harmonie avec le Japon et ses propres sensations.

C’est une satisfaction unique que la vie nous donne au Japon, l’Empire du Soleil Levant. Ici et comme nulle part au monde l’extérieur n'est en accord avec l’intérieur, avec la nature de l’homme, pour que les impressions possibles  soient dès le début dans une relation harmonieuse avec les sensations possibles ; et ici, comme nulle part ailleurs, cette relation harmonieuse est objectivement réalisée dans les meilleurs rythmes  . . . évidemment on doit devenir japonais, pour ressentir cet absolu entièrement ; mais justement, on devient japonais au Japon ; aucune nature sensible  n'échappe à cette métamorphose.   

ET MOI ALORS ?
Est-ce que moi j’étais en danger de devenir Japonais pendant mes vingt ans au Japon?
Autrement dit : Est-ce que j’ai commencé à prendre racine, à être tatamisé comme on dit ? Est-ce que j’étais sur le chemin de ‘going native’ ? Tenté de rester au Japon comme plusieurs de mes collègues étrangers ?

TENTÉ, OUI !

Avec un travail bien payé, ma femme et mes amis et tout cela au Japon que j’ai commencé à comprendre.

MAIS FINALEMENT, NON !

Trop attaché à l’Europe, à sa diversité, à son atmosphère de liberté e t de démocratie. Trop nostalgique de ses belles villes et paysages différents, de ce pays où la tradition n'étouffe pas la culture au lieu d’être ses racines. C’est-ce que l’écrivain de voyage Nicolas Bouvier nous a dit un soir à l’institut Franco-japonais de Kyoto.
Rentré en France depuis 11 ans, je dois quand-même avouer que le Japon m’a fait beaucoup rêver et je me demande si je n’avais pas une tendance à romantiser l’Europe et la France surtout. Les blocages au Japon sont juste un peu plus forts qu’en France, me semble-t-il maintenant.

ET POURTANT !
Ne plus jamais revoir le Japon ?

NON !

Est-ce que le Japon est devenu ma Rome que je dois revoir avant de mourir ?
OUI, SI POSSIBLE.

Le Japon est bien connu du monde aujourd’hui. On pourrait presque aligner les mots de la culture japonaise par ordre alphabétique : Aikido, Buto . . . Geisha, Haiku. . . Kimono . . .Manga, Murakami . . . Rashomon, Samurai, Sushi, Tenno, Utamaro . . . Zen. Tout celà vous le trouverez dans les guides touristiques.
Par contre laissez-nous, mes voyageurs et moi, vous montrer ce soir nos expériences bien subjectives. Comme BERNHARD KELLERMANN par exemple qui a eu la grande chance de faire un voyage payé par son éditeur, et qui nous a ramené ses souvenirs très personnels et vivants dans son « Spaziergang in Japan », sa Promenade au Japon publié en 1910  pour ses lecteurs et lectrices à Berlin, Munich et Hambourg.
Voici trois danseurs après leur travail, s’amusant au parc Ueno de Tokyo.

La farce qu’ils se jouent ces trois-là est innocente et enfantine, présentée savoureusement dans la limite des moyens mimiques. Chaque mouvement le plus petit trahit un esprit d’observation incroyable. Quand ils se frottent les joues ou l’œil,  leurs masques ressemblent aux vrais visages. L’un donne une petite tape légère à l’autre, ça  veut dire qu’il l’indique seulement, mais bien sûr c’est une petite gifle appliquée d’après toutes les règles de l’art et le giflé est drôlement naturel. Ils boivent et se lancent les gouttes du bout des doigts et  même si boire  n’est qu’une pantomime nous voyons les gouttes lancées  par-ci par-là. Et nous voyons même la petite goutte qui a volé dans l’œil de l’autre.

Voilà des Japonais exubérants mais raffinés en même temps. Le Dieu Dionysos aurait aimé danser avec eux, lui certainement moins contrôlé que ces trois hommes-là. Rien que pour ce petit cadeau délicieux de sa promenade au Japon, nous devons remercier BERNARD KELLERMANN encore une centaine d’année plus tard. Et pourtant, on l’accusait et on l’accuse juste qu’à nos jours d’impérialisme culturel. Lui qui a  seulement trop aimé le Japon et sans aucun désir de le conquérir. Au contraire , Il aurait été capable de protéger ces ‘petits humains’ qui le faisaient se sentir lui-même comme un géant barbare parmi eux.
Les Japonais savent très bien s’amuser !
J’ai eu l’occasion de le constater maintes fois.
Mais c’est souvent à grand renfort de saké, ce qui me convenait très bien.
Même les samurais,  connus en Occident plutôt par leurs exploits au sabre.



 Lorsque je suis arrivé au Japon, mes premières impressions des femmes japonaises n’ont pas été trop favorables, franchement dit. Même les étudiantes étaient ou insignifiantes ou trop maquillées. Aucun chic ni élégance. Sauf la geisha, cette icônes des femmes au Japon ! Une apparition, inaccessible et extraterrestre presque, vers le soir sur la KAWARAMACHI, la Ginza de Kyoto, sur le chemin de son travail. Courtisane raffinée, éduquée depuis douze siècles dans l’art du divertissement et de l’érotisme. Son corps était cependant complètement caché derrière une large ceinture et des mètres de tissus. 



Alice Schalek, une correspondante de guerre autrichienne et membre du mouvement féministe international, a voyagé au Japon après la première guerre mondiale. En voyageant, elle fit beaucoup de rencontres.

 Une fois j’ai eu une conversation pendant un long voyage en train avec deux fabricants qui avaient le projet de voyager en Europe avec l’intention de visiter Vienne et je me suis rendu compte juste à la fin qu’ils voyageaient avec leurs femmes qui avaient été assises pendant des heures à côté de nous sans qu’elles aient été amenées à participer à notre conversation. 
Un homme qui sort avec sa femme et monte dans le pousse-pousse qui arrive la laisse chercher le sien. Une connaissance d’un homme ne salue pas la femme de celui-ci  et l’époux sera servi le premier dans un restaurant.
Aussi quand j’ai été invitée par un Japonais à l’hôtel, le garçon lui a donné la clé à lui. 

Nous comprenons bien que cette Autrichienne était vraiment émancipée pour son époque.
Mais, à cette époque-là, est-ce que la situation des femmes en France et en Allemagne était si différente ?
Pas trop, sauf qu’il n’y avait pas de pousse-pousse peut-être . . .
Le Japon avait, d’après Schalek au milieu des années vingt, la plus grande mortalité infantile du monde mais était quand même le pays avec le plus d’enfants. La femme japonaise donnait naissance chaque année. S’il y avait une pause, le dernier enfant tétait sa mère pendant deux ou trois ans. . . . A trente ans chaque femme était épuisée, desséchée, les seins pendants et le corps boursouflé.
Et l’homme, lui, pendant ce temps-là, s’amusait avec des geishas . . .

Mesdames et Messieurs,
je vous présente la fondatrice, disons  la grand-mère du mouvement de l’indépendance des femmes au Japon. L’empereur l’honorait, même si la majorité des hommes la détestait.
La quintessence de toutes les expériences de cette femme audacieuse au Japon se montre dans le titre de son livre :

JAPAN – DAS LAND DES NEBENEINANDER
LE JAPON – LE PAYS DE LA COEXISTANCE

Le Japon a été depuis son ouverture il y a 160 ans le pays de la coexistence du vieux et du nouveau, du classique et du moderne, et sera peut-être un jour le pays de la coexistence entre femmes et hommes aussi.
Madame Inoué que j’aimerais vous présenter à cette occasion, avait déjà après la première guerre mondiale des idées révolutionnaires qui ne sont pas encore appliquées au Japon aujourd’hui.



Ses idées sur la formation des femmes, est-ce qu’elles étaient bien loin de celles de ses sœurs en Europe ? Elle ne voulait plus imiter l’univers masculin, elle envisageait plutôt une Haute École des femmes : Pour perfectionner les talents féminins, les savoir-faire féminins, et surtout pour cultiver la paix et l’amitié. Et aussi pour développer les capacités des femmes et des hommes dans des domaines différents, et avant tout créer une faculté de Médecine spécialisée dans les maladies des femmes et des enfants.
Dans les années 80, il était inimaginable pour une femme comme madame INOUÉ d’être à la tête de mon université à Kyoto, la deuxième université d’Etat du pays, aucune femme n’était même à la tête des facultés, ni des départements. Aucune collègue japonaise n’était encore en automne 1983 à la WELLCOME PARTY pour le nouveau collègue allemand, sauf une secrétaire. Aucune épouse de collègues n’était en janvier 1984  à la fête que j’organisai pour remercier mon département.
Heureusement étaient venues quelques collègues étrangères.
Et parmi elles, une Française !

PLUS NECESSAIRE D’INVITER UNE GEISHA !

Et alors, toutes ces boutiques où on vend des objets de bambou, de bronze et toute cette variété de petits éléments du vêtement féminin : le brocart et les autres tissus, la ficelle, les petits peignes, bouffants de crin de cheval et marqueteries qui supportent la coiffure et arrangent la ligne du dos, barrettes, boucles et nacres et tout cela bien disposé. Tout cela accumulé devant les yeux de l’étranger, du visiteur pour qu’on ne voie pas la vraie figure dissimulée en dessous de ces enveloppes séduisantes et ravissantes.

Il me semble bien que ce voyageur-là aimait les femmes !
Malheureusement, nous n’avons plus le temps de le suivre, il s’appelait ARTHUR HOLITSCHER et a voyagé  beaucoup.
Deux années plus tard, en 1928, RICHARD HUELSENBECK arrivait au Japon. C’était un Antimilitariste et Dadaïste  cent pour cent. Quelqu’un qui détestait la culture de l’Occident et ne trouvait rien de nouveau à l’Orient.

Il était vraiment désabusé !
L’Orient ? Comme chez nous.
Le thé ? De l’eau de rinçage.
Les cerisiers ? Carte postale.
Les Geisha ? Elles chantent comme un couteau aiguisé contre la porcelaine !

RICHARD HUELSENBECK n’aimait plus grand-chose dans la vie.
Il rentrera à Berlin, métropole de la grande crise économique depuis 1929 où il ne verra plus que la grimace d’une humanité décomposée.

1933 : HITLER ANTE PORTAS ! 

L’architecte BRUNO TAUT, internationalement connu, quitte Moscou trop stalinisé à son goût  pour revenir à Berlin, mais il ne rentre pas chez lui parce que des amis lui conseillent de se cacher ailleurs. Heureusement car la GESTAPO l’ attendait chez lui.
Après son départ de Berlin, il parcourt la moitié du monde et arrive finalement avec sa compagne au Japon.

2 Mai au matin. Mer Japonaise comme la Mer Baltique, à midi plus violente, le bateau tangue. Le soir et la nuit, plus fort. Beaucoup de pluie, le 3 aussi mais calme, le midi des vagues, le bateau commence à tanguer. Mer grise, pluie, air doux. Midi, la côte japonaise. Montagnes verdoyantes. Pays nouveau. Pluie, tout gris. Après, vert de nouveau et la baie devant, ciel clair derrière, îles avec pins. Arrivé ! Ça alors ! Du jamais vu. L’eau irisée, nouveau monde.  

BRUNO TAUT est sauvé –  pour le moment. Il est vraiment heureux, c’est certainement un de ces moments de bonheur très rares dans sa vie au Japon. Il reste euphorique en découvrant la beauté classique de son pays d’accueil.

EINDRUCK ZUM WEINEN SCHÖN !
 IMPRESSION DE BEAUTÉ A PLEURER!

Mais c’est lui, Bruno Taut,  l’architecte allemand qui aidera le Japon à protéger et redécouvrir la  beauté de sa culture classique contre la menace du moderne,  de l’art vulgarisé pour l’exportation, le KITSCH en un mot. Cette critique fondamentale n’était pas bienvenue. BRUNO TAUT, l’architecte réfugier, critiquait la politique culturelle du Tenno-Fascime. Alors on lui a enlevé toutes possibilités   de construire des bâtiments modernes, des ensembles pou lesquels il était fameux– sauf une seule maison particulière.
A la fin de ses 3 années au Japon il était désespéré. Il détestait le KITSCH et était horrifié par la momification du classique. 
Voici les mots d’adieu de TAUT au Japon qu’il avait tant aimé autrefois. Ecrits  dans son journal de voyage en Mandchourie, cet état fantoche du Japon en Chine dont je vous ai  parlé déjà, fondé après l’invasion de l’armée japonaise en 1931. Les mots suivants sont écrits  au moment où TAUT quitte le terrain occupé et dévasté par cette armée et ses colons japonais.
Il écrivait à la main, style dans un style concis et pas loin de la sténographie.

Bientôt l’hiver arrive avec -30 à -40 degrés . . .
La fin du Japon, sa gare frontière.
Nous avons visité la ville. La misère !
Plus misérable encore qu’en Russie.
Rien n'indique que
ce pays est dans les mains d’une
Nation de grande culture depuis 4 ans. 
Oui, c’est la  réalité.
Mais notre réalité plus importante
est les liens entre qui existent entre nous et les cœurs
de tous les Japonais qui refusent tout cela.

Nous sommes en 1936, au moment historique où les deux grands pays fascistes du monde, l’Allemagne et le Japon ont créé des liens aussi. C’est l’année d’une convention de défense militaire entre l’Allemagne et le Japon, le pas diplomatique avant le fameux « Axe Berlin-Tokyo-Rome » en 1940.
Un an avant, pendant  l'hiver 1939, la guerre en Europe terriblement avancée, FRIEDRICH SIEBURG arrive au Japon. Auteur bien connu dans le Troisième Reich déjà  pour ses essais sur la France et son conte  bien aimé « Gott in Frankreich », » Dieu en France »(1929). Son livre sur le Japon « Fleur d’Acier », publié dix ans plus tard est oublié et pour de bonnes raisons comme ce titre nous l'indique :

FLEUR D’ACIER ?
Quel horreur pour une fleur !

En été de la même année, encore en 1939, KURT SINGER quitte le Japon. L’auteur et savant, travaillant depuis 1931 à l’Université de Tokyo comme professeur d'économie, doit fuir le Japon et émigrer en Australie où il a terminé son chef-d’œuvre commencé au Japon : « Miroir, Sabre et Diamant » !
Peut-être le meilleur des livres allemands sur le Japon.

Puisque mon thème ce soir est le Japon et les voyageurs, je ne peux pas vous donner  même une petite impression  de ce livre. Mais KURT SINGER, comme Bruno Taut d’ailleurs, a beaucoup aimé et beaucoup critiqué le Japon. Et pour la même raison : La beauté classique momifiée et KITSCH au lieu d'une vraie culturel !
Comme invités du Japon, ils devaient se taire plus ou moins sur son régime barbare, apprécié de l’autre Allemand, FRIEDRICH SIEBURG.
Deux Allemands, le savant SINGER et l’auteur SIEBURG, tous les deux  au même moment à Tokyo, ne se sont jamais vus ni parlé. SIEBURG représentait les Allemands d’Hitler et SINGER les juifs allemands.

Mesdames et Messieurs, je vous prie maintenant d’imaginer qu’ils se soient rencontrés, ces deux-là, opposants sinon ennemis à mort, dans un bar de nuit à Tokyo, le centre de l’impérialisme japonais bousculé par les cliques militaires et  leurs meurtres politiques.
Qu’est-ce qu’ils ont pu se dire, nos deux voyageurs au Japon ?
D’abord rien, parce qu'ils boivent du bon whisky NIKKA, déjà connu comme un des meilleurs Whisky du monde, parce que mûri dans des tonneaux faits du bois extrêmement perméable du chêne tendre. . .

Goûtez-le un jour, Mesdames et Messieurs ! 
Entre-temps, nos deux voyageurs dans le bar de nuit à Tokyo ne  peuvent plus se taire. Parler est inévitable. C’est ça le bon Whisky !
ÇA FAIT PARLER.
Qu’est-ce qu’ils se disaient ?

Probablement, Kurt Singer, le plus vieux,  demanderait comme les Japonais me l’ont mille fois demandé là-bas :

VOUS AIMEZ LE JAPON ?

Et là, Friedrich Sieburg, après une autre petite gorgée, répète avec enthousiasme à peu près ce qu’il a écrit déjà l’après-midi dans son journal à l’Hôtel. Ces mots ont été traduits et retrouvés dans une édition parisienne, chez Grasset en 1942.




Le Japon, qui paraît si dur et si assuré des buts qu’il vise, connaît aussi l’attente et l’hésitation devant son propre destin. On escompte parfois qu’il interviendra avec la rapidité de l’éclair ; il laisse l’univers dans l’incertitude, et hésite dans les champs de l’avenir avant d’y poser le pied pour un nouveau pas en avant.

ET VOUS, MONSIEUR !

Kurt Singer repose son verre de NIKKA sur le comptoir du bar et  songe à ses valises déjà faites à la maison. Il est terrorisé par cet Allemand à côté de lui. Il ne dit rien, fait juste :

CHIN, MONSIEUR !

Alors le silence, un autre art japonais de la conversation, tombe et nous laisse sombrer nous aussi dans le vide. Kurt Singer a déjà la tête en Australie mais il n'imagine pas encore son dernier regard sur le Japon.

EN RADE DE NAGASAKI !

Mais le port de la baie large et belle dans la lumière du coucher du soleil luisait dans ses couleurs aussi miraculeusement sombres mais transparentes quand même . . . et le grouillement des bateaux et des barques trouvait encore une fois son ordre au rythme mouvementé comme un rameau fleuri dans un vase.

SINGER est finalement rentré en Allemagne de l’Ouest en 1950 pour chercher sa sœur qui avait disparu à Auschwitz. Son livre sur le Japon ne fut publié qu’en 1973 en anglais à Londres et à Francfort sur Main en 1991 seulement.

SIEBURG, lui,  est devenu un auteur très connu et une sorte de pape de la littérature d’après-guerre en Allemagne de l’Ouest.

Suivons maintenant le dernier voyageur ce soir, un voyageur hors du commun. Il s’appelle GÜNTER ANDERS, il était disciple d’Edmund Husserl et de Martin Heidegger – et fut le premier mari de Hanna Arendt.




Venu au Japon en 1958, ce voyageur ne cherchait plus les sites exotiques, ni le Zen bouddhiste, ni une cérémonie de thé ou une geisha. S’il y avait encore quelques choses d’exotique dans le monde et pas juste au Japon, il faudrait le chercher au temps d’avant le 6 août 1945 , le jour où s’abattit sur le peuple de ce pays la première bombe atomique.
En visite au musée de la Bombe Atomique de Hiroshima , GÜNTER ANDERS était tombé en arrêt devant une vitrine avec son amalgame bizarre et affreux qui nous est resté de cette seconde qui nous a séparé de l’avant à jamais.

Tu dois le voir, tu dois le nommer.
Car ce qui est là sous tes yeux, à seulement dix centimètres, séparé de toi par une vitre, aussi proche que ton propre corps, c’est une main qui a fondu en même temps que le verre d’une bouteille de bière. On ne saurait pas dire où la bouteille cesse d’être bouteille et commence à devenir main – mais, une fraction de seconde plus tôt, il y avait quelqu’un, assoiffé, qui a voulu porter la bouteille à la bouche, il avait peut-être bu la première gorgée  . . .

« C’est quoi ça, papa  dans cette vitrine-là? », m’ont demandé mes enfants, venus me rendre visite pendant leurs vacances de l’été en 1984, devant la même vitrine à Hiroshima.
Et je leur ai fait une réponse insignifiante.
Puis, nous trois nous promenant encore à Hiroshima, alors que moi j’étais très fatigué de la route  à cause de la conduite à gauche, ce fut encore mes 2 petits malins qui découvrirent quelque chose d'absolument stupéfiant, horrifiant presque incompréhensible sur un des ponts de cette ville malheureuse.

Quelqu’un qui ne se doutait de rien s’était, le matin du 9 août, appuyé contre ce mur. Et c’est alors que la foudre a frappé. Et en un instant le mur était devenu une surface de braise, et l’homme devenu cendre.
En revanche, (…) cette surface n’avait pas fondu. Et c’est cette partie qui avait été conservée par la prise de vue au flash en tant que négatif. Il avait sauvé cette partie-là. Car c’est la seule trace qui soit restée de son séjour terrestre. Et c’est la seule qui restera de son séjour terrestre.
Et que restera-t-il donc de nous ?

Question toujours sans réponse depuis 70 ans.

Günter Anders, il y a 60 ans, mes enfants et moi il y a 30 ans, nous avons tous et toutes continué notre vie quotidienne depuis.
Comme nous le ferons ce soir.




Et puisqu’il est déjà tard et que nous commençons avoir faim et soif, je vous invite à jeter un coup d’œil  sur la nourriture japonaise comme Günter Anders l’avait vue.
Ce philosophe qui a vraiment aimé et adoré l’art de manger au Japon aussi.

Manifestement, pour un Japonais, le monde n’est pas seulement visible, mais aussi, et avec la même universalité, mangeable. Ce n’est pas ce qui est mangeable qui est l’exception, c’est ce qui ne l’est pas. Quel mélange de curiosité et de gratitude envers la plénitude de ce qu’offre le monde. Mais chaque parcelle est par magie transformée en une œuvre d’art. Le potage clair servi dans une petite coupelle laquée ressemblait à un étang de jardin ; dans cet étang, les lamelles de bambou couleur d’ivoire qui nageaient dans ce potage ressemblaient à des îles. Et la feuille solitaire qui nageait au fond de l’étang était un hymne à l’automne. Peintures, art des jardins, poésie . . . très proches les uns des autres.

Et pas seulement cela !
Pour vous donner l’eau à la bouche, regardez au moins ceci, s’il vous plaît :

N’EST-CE  PAS BEAU, ÇA?


Voici mon conseil, mon petit secret!
Ne goûtez pas seulement, sentez le goût du naturel, du CRU !
Le plaisir de mordre, comme les Japonais le savent :
Vos dents dans la texture, dans la SUBSTANCE des légumes, des poisons crus et de la viande aussi.

Ah!                                                    
J’ai oublié encore quelque chose annoncé!
Hölderlin, Friedrich Hölderlin !

Un grand poète comme Goethe, Schiller ou Kleist.
Un visionnaire révolutionnaire!

Hölderlin n’est pas allé au Japon ni en rade de Nagasaki, naturellement.
Mais il a parcouru l’Auvergne l’hiver de 1801, venant de Stuttgart, en allant à Bordeaux. Et cela pour vivre ce qu’il pensait avant cette longue marche dans un pays montagneux, étrange et même dangereux.

IL FAUT APPRENDRE A SE CONNAÎTRE SOI-MÊME AUSSI BIEN QUE L’AUTRE !
  
Voilà le conseil de Friedrich Hölderlin pour voyager aujourd’hui quand beaucoup des réfugiés sont de nouveau sur les routes et dans les villes. 

Mais pour vraiment terminer maintenant j’aimerais remercier beaucoup  Geneviève pour sa nouvelle collaboration !

Jean-Hugues pour la mise en pages !

Et Philippe et Madame Cuer  pour leurs soutiens.                                          

(Texte rédigé d’après une conférence le 14 janvier à l’Université Inter Ages Aurillac)

                                                    




























Autour de Roudi

Roudi vit avec nous, ses amies les juments, les chats et les poules quelque part en Auvergne. Parfois Roudi me regarde avec un œil tellement humain qu’il me fait penser à Lucius, le pauvre, qu’on a transformé en âne, L’âne d’or d’Apulée ; vers 125 après JC. Bien que cet âne, le fameux héro du premier roman de l’Antiquité, et Roudi dans son pré, vivent dans deux mondes tout à fait différents, ils ont quand même une chose en commun : Ils observent tous les deux les comportements bizarres si non atroces des êtres humains. Et j’imagine qu’ils ont de temps en temps envie de s échapper, de partir loin . . . Comme cet âne que je pus observer au cours du printemps 2004, alors que je me trouvais à bord d’un porte-conteneur qui me ramenait en Europe, après 20 ans passés au Japon.

Alors que défilait comme en rêve, sous mes yeux, l’Egypte du canal du Suez, j’aperçus us un troupeau d ânes, dont l’un s’échappa pour foncer droit vers le désert. Le frère de Roudi ! Et son propriétaire jurait et fouettait son ânesse, petite sœur de la Modestine de Stevenson, et lui donnait des coups de talons dans le ventre pour la lancer à la poursuite du pauvre fugitif…

Me voici donc maintenant en Europe, mais c est seulement il y a deux ans que je me suis décidé, l’hiver 2008/9, à écrire dans la langue de mon pays d’élection. Qui sait ! Si je ne m’étais pas cassé la cheville devant ma porte cet automne-là, j’aurais peut-être continué à écrire en Allemand. Et à vrai dire, j’ignore encore aujourd‘hui si quelqu’un, dans l’océan de Google, peut s’intéresser à ce que j’ai écrit et continuerai à écrire.